Je me demande si elle est déjà sortie avec un garçon, timide comme elle est ! Elle est douce et jolie, elle paraît fragile, elle s'habille souvent en robe blanche, et ça lui va bien. Mais elle a souvent un air un peu triste. On dirait qu'il lui manque quelque chose pour être vraiment heureuse.
Elle habite derrière le parc et parfois, elle se met à sa fenêtre, histoire d'oublier un peu ses livres de classe en regardant jouer les petits dans le terrain vague, entre le parc et les voitures. Le parc, il est bien beau avec ses grands arbres et sa belle pelouse, mais il est fermé aux visiteurs et on se demande bien à qui il sert : on n'y voit jamais personne !
Alors, c'est là près de la route, au milieu des cailloux et des herbes folles que jouent les petits. Les plus grands, surtout les garçons, y viennent aussi : qu'est-ce qu'ils crient et se disputent pendant leurs parties de ballon ! On ne croirait pas un jeu mais une bataille rangée ! C'est aussi très animé lorsqu'ils jouent à la pétanque et se chamaillent pour savoir qui tient le point.
Il y a quelques garçons de son âge ou un peu plus jeunes. En plus des jeux de ballons et de boules, ils font souvent des balades à vélo. Il faut dire qu'ici, les gens ne sont pas riches, alors les après-midis au café à jouer au baby-foot ou au flipper comme font certains du même âge, ce n'est pas pour eux... Et à moins d'un kilomètre, c'est déjà la campagne : des champs souvent laissés à l'abandon, quelques uns cultivés, surtout des vignes, quelques maisons isolées.
À deux ou trois kilomètres, la rivière, qui n'a plus guère d'eau en cette fin de printemps, est un lieu habituel de promenade. Une fête s'y déroule chaque été, au pied d'un pont bien pentu qui permet de descendre sur la rive droite et ses champs de vigne, au pied de la colline. Quand il faut remonter, certains sont debout sur les pédales des vélos, d'autres préfèrent pousser. Heureusement, la rivière n'est pas large et la côte ne doit pas dépasser dix mètres !
Juste à côté passait le « train des Pignes », il y a bien longtemps. Il en reste seulement, à quelques mètres du pont qu'emprunte la route, l'ancien pont de chemin de fer, où plus personne ne passe jamais, qui enjambe la rivière et la route de l'autre côté.
Un peu avant la fin du mois de mai, accoudée à sa fenêtre, Émilie avait remarqué un garçon qui la guettait depuis son balcon, au dernier étage d'un immeuble, tout près. Elle s'est ensuite aperçue qu'il la regardait aussi en douce quand il jouait à la pétanque presque sous ses fenêtres. Et il y jouait de plus en plus souvent depuis quelques temps... Il ne devait plus avoir trop de travail en cette fin d'année scolaire, car il y venait tous les soirs, souvent même avant et après dîner.
Il paraissait beaucoup plus calme que ses camarades et ne se disputait pas avec les autres, même par jeu. Il avait presque l'air trop sérieux.
Il devait avoir presque seize ans, comme elle. Un peu plus grand qu'elle, il lui plaisait bien, malgré sa timidité qu'elle voyait comme quelque chose de rassurant, allez savoir pourquoi... Il avait l'air si doux et si mignon ! Et puis, elle avait l'impression que c'était la première fois qu'un garçon s'intéressait vraiment à elle.
Il rougissait quand il se laissait surprendre à la regarder du coin de l'œil. Elle espérait qu'il se déciderait bientôt à la saluer et à lui bredouiller quelques mots, ce garçon qui semblait ne voir qu'elle. Après, on verrait bien ce qui se passerait !
Elle avait tant envie qu'il la serre dans ses bras, qu'il lui caresse les cheveux et lui dise des mots gentils qu'elle en rêvait souvent la nuit. Et quand elle partait au lycée, le matin, elle ne pouvait s'empêcher de s'assurer qu'il la guettait.
Comme il faisait souvent du vélo, Émilie avait convaincu sa meilleure amie de faire remettre en état leurs bicyclettes. Il leur arrivait donc de se croiser le jeudi ou le dimanche après-midi, sur les petites routes de la campagne proche, où lui roulait souvent seul, parfois avec un copain. Elle avait décidé son amie à faire ces balades auxquelles elles n'étaient vraiment pas habituées, juste pour avoir une nouvelle chance de le voir encore !
Lui avait l'air tout intimidé quand leurs regards se rencontraient. Il aurait pourtant suffi d'un rien pour que la conversation s'engage, mais non, il n'osait pas, et elle non plus. Il y avait quand même ces échanges de sourires un peu crispés... Elle n'allait pas le manger, et encore moins se moquer de sa timidité, quand même ! De quoi avait-il donc peur ?
Son amie, bien moins timide, avait proposé à Émilie d'aller dire pour elle à ce garçon qu'elle avait envie de mieux le connaître, mais Émilie avait refusé, à cause des convenances ! C'était à lui de faire le chemin vers elle, pas le contraire : ça ne se faisait pas !
Mais pourquoi donc une fille n'a-t-elle pas le droit d'aborder un garçon ? C'est ridicule, non ?
Le lycée de garçons est tout près. Le lycée de filles, lui, est de l'autre côté de la ville. À midi, quand elle rentrait, elle l'apercevait souvent, accoudé à la balustrade. Il attendait de la voir passer. À deux heures, puisqu'elle était obligée de partir beaucoup plus tôt que lui, il était encore sur son balcon à l'espérer.
Même quand elle se forçait à regarder juste devant elle, jouant les indifférentes, elle savait bien qu'il était là, à la manger des yeux.
Un midi, en rentrant du lycée, étonnée, elle l'a trouvé sur son chemin. Accompagné d'un camarade qui a ensuite continué vers la vieille ville et qu'il a quitté sur la place d'où part la rue qui allait les ramener chez eux, il avait fait le grand détour par la ville, au lieu de se contenter de prendre le raccourci habituel qui lui permettait de revenir chez lui en deux minutes ! Seulement pour accompagner son camarade ou bien pour la voir de plus près ?
Pendant plusieurs jours, le manège s'est poursuivi. Parfois, arrivé trop tôt au coin du boulevard, il se trouvait devant elle, ne se pressant pas de rentrer, espérant peut-être qu'elle le dépasse, mais elle n'osait pas, et restait à distance. Mais le plus souvent, il s'arrangeait pour quitter son ami juste après qu'elle soit passée, et il lui emboîtait alors le pas.
Quand elle traversait la petite place puis le boulevard, elle le voyait remonter dans sa direction et elle savait ensuite qu'il la suivait, plus ou moins près selon les jours. Son cœur battait fort, à ce moment-là ! Elle ne marchait pas vite, au risque d'arriver en retard pour le déjeuner et de froisser ses parents.
Elle espérait chaque fois qu'il la rejoindrait et lui dirait bonjour : ça faisait maintenant longtemps qu'il devait se douter qu'elle ne dirait pas non à un brin de conversation...
Au moment où leurs chemins se rejoignaient et où leurs regards se croisaient, elle lui faisait un petit sourire discret qui était une invitation ! Elle ne pouvait pas faire plus... Il y répondait aussi discrètement, mais ce « Bonjour ! » qui aurait sûrement changé beaucoup de choses n'arrivait toujours pas.
Quelques jours plus tard, n'y tenant plus, elle a décidé de précipiter les événements : il était juste derrière elle, si près qu'elle avait l'impression de sentir son souffle dans son cou. Elle voulait qu'il se décide enfin à lui parler, alors elle s'est brusquement arrêtée et s'est penchée pour arranger sa chaussure. Elle espérait que, surpris, il la touche et la bouscule un peu en passant. Il aurait été obligé de s'excuser, et donc de lui parler enfin.
Quel idiot ! il a réussi à l'éviter et a continué son chemin, sans se retourner.
Oh comme elle lui en veut ! Il pourra bien faire ce qu'il voudra maintenant, elle l'enverra promener s'il essaie de l'aborder !
Enfin, c'est ce qu'elle dit...