S’écartant de la route, Alban s’est installé à l’ombre des chênes, sous la roche de Tra Castel, au milieu des buis aux petites feuilles si joliment vernissées, bien calé sur un épais tapis de mousse. Il casse la croûte avant de reprendre son chemin vers les siens qui l’attendent depuis maintenant dix ans.
Oh, il a donné de ses nouvelles, en envoyant une lettre ou une carte postale de temps à autre, pour rassurer et raconter en quelques mots que sa soif d’aventure était satisfaite et que tout allait bien pour lui. Mais jamais il n’a indiqué quand il reviendrait.
Parti vers l’ouest par la vallée du Verdon, il revient par l’est et celle de l’Estéron. Il a passé, en fin de matinée, les clues de Saint-Auban et s’est arrêté au village pour acheter un bout de pain, une tranche de jambon de montagne et un petit fromage de chèvre. Il a rempli sa gourde à l’eau toujours glacée de la fontaine, et il prend son dernier repas d’aventurier. Son chien, à ses côtés, guette les miettes. C’est un bon vieux bâtard qui l’a adopté un beau jour, alors qu’il quittait une place pour aller vers d’autres expériences. Ça fait quelques années déjà, et leur amitié n’a jamais fait défaut.
Il leur reste encore une heure de marche avant de découvrir ce village qu’il a quitté pour courir le monde, enfin la grande région plutôt… Il n’a pas osé, comme ceux de Barcelonnette, aller tenter sa chance au Mexique : il serait bien trop malheureux d’être si loin de sa source. Mais en attendant, les magnifiques couleurs d’automne des diverses essences qui bordent la rivière et tapissent les flancs de la Faye lui réchauffent déjà le cœur.
Il aperçoit déjà au loin, entre les branches, la crête du Teillon et ses flancs vert sombre, tandis que la Faye, de l’autre côté de la rivière, resplendit des camaïeux de jaune au pourpre des fayards et autres arbres de son enfance. Les bouleaux et peupliers ont, eux aussi, revêtu leur tenue d’automne. Serait-il revenu au Paradis ? Oh non, pas le Paradis, mais il retrouve enfin ses racines… et ce pincement au cœur que l’on a en revenant chez soi après une si longue absence.
Ayant laissé au chien les dernières miettes, Alban s’allonge, la tête calée sur son havresac. Il fait encore chaud sous ce soleil d’octobre qui perce entre les feuilles des chênes et des pins. Le chien s’allonge maintenant tout contre lui, et le regarde attentivement. Il sent que quelque chose se passe, mais ne comprend pas.
Alban a fermé les yeux pour une petite sieste, et aussitôt, les souvenirs du village se sont mêlés à ceux de ces dix années d’errance le long de la vallée du Verdon et de la Durance, jusqu’à Avignon, puis de sa remontée vers les Alpes avant de redescendre, après un crochet en Italie, et de passer le col d’Allos, il y a quelques semaines, pour les dernières étapes de son périple. Il en a vécu des aventures, il en a rencontré des gens, des bons et des moins bons, de ces maîtres impitoyables chez qui personne ne traîne à ceux qui vous considèrent comme un fils et qu’il est si difficile de quitter…
Il est temps maintenant de faire les derniers kilomètres. Dans moins d’une heure, il surprendra la mère qui, assise à sa place à table comme tous les jours en début d’après-midi, somnole un peu avant de retourner s’occuper des bêtes, tandis que le père, lui, doit être dans les Plaines à retourner la terre de ses champs pour en extraire les si belles pommes de terre qui font la réputation du village. Après les embrassades avec sa mère, il le rejoindra, ils se donneront l’accolade chargée de la force et de la tendresse qu’ils ont toujours partagées, et il prendra la bêche des mains du père pour lui permettre de souffler et de frotter un peu son dos ankylosé.
La vie reprendra, il lui faudra distiller à petites gouttes ces dix ans de voyage, de joies et de peines, qui l’ont mûri comme un beau fruit. Parti plutôt gringalet, le voilà de retour bien solide : pères, surveillez vos filles !
©Robert Gastaud – Novembre 2008 – Istres